MAURICE BARRÈS (1862–1923)

PRELUDE AU CULTE DU MOI

"D'UN SANG LORRAIN". MAURICE BARRÈS est né, en août 1862, à Charmes (Vosges). Sa famille paternelle était d'origine auvergnate mais celle de sa mère avait pris racine en Lorraine depuis plusieurs générations. L'enfant, qui avait vu en 1870 le triste flot de la défaite, allait vivre trois années dans une ville occupée par l'ennemi, et en garder un souvenir ineffaçable. En 1873, il entre au collège: "Le culte du moi, dira-t-il dans les Cahiers, je m'y acheminai le jour où mes parents me laissèrent... près des cygnes, au milieu des enfants méchants dans la cour d'honneur de La Malgrange". S'il eut à souffrir parfois de la solitude, l'adolescent acquit, dans cette discipline traditionnelle, le sens de la vie intérieure et une ombrageuse fierté.

"LE SECRET DES FORTS". "Rien de mes émotions de jadis ne me paraîtrait léger aujourd'hui" écrira Barrès dans son Oraison (Sous l'œil des Barbares). En évoquant "ce gamin trop sensible et trop raisonneur" qui déjà aimait mieux être seul que "jouer avec ceux qu'[il] n'avait pas choisis", il dessine les traits essentiels et permanents de sa personnalité, à la fois très vulnérable et très volontaire. "Le secret des forts est de se contraindre sans répit ".

LE LYCÉEN. De 1877 à 1880, Maurice Barrès est élève du lycée de Nancy, où il aura comme professeur de Philosophie Auguste Burdeau, (le Paul Bouteiller des Déracinés). Quelque peu réfractaire à cet enseignement, selon lui trop kantien, il se réfugiait dans des lectures librement choisies : Rousseau, Gautier, Baudelaire.

A PARIS. En 1883, l'étudiant qui a commencé son Droit à Nancy débarque à Paris, attiré par le prestige des milieux littéraires, en particulier ceux du Parnasse où, dit-il, "personne ne pense bassement". Introduit auprès de Leconte de Lisle, il rencontrera chez lui des écrivains illustres, et même un jour Victor Hugo.

En 1884, il fondait une revue éphémère, Les Taches d'Encre, dont il devait, presque seul, remplir les quatre numéros. Les maîtres de la jeunesse sont alors Taine et Renan, et le très jeune Barrès ne craint pas de railler ces pontifes (Huit jours chez M. Renan ; M. Taine en voyage). Plus tard, tout en ayant regret de ses persiflages sur Taine, il ne renoncera pas toutefois à conserver les quelques lignes pleines d'humour où, fervent des grands lacs lombards, il s'amusait du vieil intellectuel égaré sur leurs bords. (Cf. Du Sang, de la Volupté et de la Mort).

FACE AUX "BARBARES"

L'INDIVIDUALISTE. C'est sous le titre collectif de Culte du Moi que parut la trilogie qui comprend Sous l'œil des Barbares (1888), Un Homme libre (1889) et Le Jardin de Bérénice (1891). Déçu par l'ironique scepticisme de Renan comme par les théories trop systématiques de Taine, Barrès veut assurer la culture de son âme selon des idéaux personnels où la seule valeur indiscutable et immédiatement perceptible est le Moi. Pour que l'âme ne reste pas "un passage où se pressent les sentiments et les idées", il faut poser quelques principes d'un individualisme conscient et concerté :

-- Notre moi n'est pas immuable: il faut le défendre chaque jour et, chaque jour, le créer.
-- Le culte du moi n'est pas de s'accepter tout entier : cette éthique réclame de ses servants un constant effort ; c'est une culture qui se fait par élaguements et par accroissements.
-- Notre premier devoir est de défendre notre moi contre tout ce qui risque de le contrarier ou de l'affaiblir dans l'épanouissement de sa propre sensibilité, contre les Barbares.

Seule, la solitude n'est jamais avilissante. C'est elle qui permet à la pensée d'aller plus haut et plus profond. Grand lecteur de Dante, de Sainte Thérèse et de Pascal (cf. Les Maîtres), Barrès, lui aussi, "aspire à entendre ses voix". Dans la solitude, ou dans l'intimité intellectuelle de son ami Simon, le Barrès d'Un Homme libre établit donc ces trois maximes souveraines :

"Premier Principe : Nous ne sommes jamais si heureux que dans l'exaltation.
Deuxième Principe : Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l'exaltation, c'est de l'analyser.
Conséquence : Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible."

LES INTERCESSEURS. Mais Le Jardin de Bérénice dénoncera "cette griserie de la solitude où risque de se déformer l'univers". L'individu devra se choisir, selon ses affinités, des amis dans tous les temps, et d'abord des intercesseurs qui l'aident et l'initient. Un Benjamin Constant, un Sainte-Beuve seront ainsi élus mais l'histoire offre aussi des figures exemplaires, René II de Lorraine, Jeanne d'Arc "à l'aise avec les grands, et la sœur en franchise des petits", ou Drouot quittant la gloire de la Grande Armée pour achever sa vie "en brave homme parmi ses concitoyens". De tous ces héros, "c'est mal dire qu'ils aiment le peuple, ils ne s'en distinguent pas : leur race se confond avec eux-mêmes". (Un Homme libre, Première Partie).

"Simon et moi, nous comprîmes alors notre haine des étrangers, des barbares, et notre égotisme où nous enfermons avec nous-mêmes toute notre petite famille morale. Le premier soin de celui qui veut vivre, c'est de s'entourer de hautes murailles. Mais, dans son jardin fermé, il introduit avec lui ceux que guident des façons analogues de sentir et des intérêts communs."

LA VOIX DE LA LORRAINE

Une nouvelle étape spirituelle va conduire l'individualiste vers sa terre ancestrale. Un soir, seul dans la petite ville mélancolique d'Haroué, il sent planer sur les fossés du château en ruines "l'âme ancienne de la Lorraine". Dans la solitude glacée d'une chambre quasi monacale, il médite longuement sur cette unité profonde de son moi et de sa province natale, "rebelle à certaines cultures, stérile sur certains points". "Je mesurai, dit-il, de grands travaux accomplis par des générations d'inconnus et je reconnus que c'était le labeur de mes ancêtres lorrains". Tous ces morts qui ont "bâti sa sensibilité", soudain rompent le silence ; "ce fut alors comme une conversation intérieure que j'avais avec moi-même ; les vertus diverses dont je suis le son total me donnaient le conseil de chacun de ceux qui m'ont créé à travers les âges."

Dès lors, lassé de ses premiers intercesseurs dont il ne recueillait que des notions sur sa sensibilité, l'écrivain va rechercher en Lorraine la loi de son développement. Mais à mesure qu'il se reconnaît davantage fils de cette terre attristée par tant de combats et peut-être découragée par la défaite, il entend s'élever la voix même de son pays. "Alors la Lorraine me répondit : Il est un instinct en moi qui a abouti... c'est le sentiment du devoir, que les circonstances m'ont fait témoigner sous la forme de bravoure militaire. Et, si découragée que puisse être ta race, cette vertu doit subsister en toi... Tu es la conscience de notre race. C'est peut-être en ton âme que moi, Lorraine, je me serai connue le plus complètement. " (Un Homme libre.)

Ainsi, du culte du moi au nationalisme, il n'y aura pas rupture mais approfondissement. Dans cette affirmation d'une originalité irréductible de la personne, ne peut-on reconnaître en effet, avec Ramon Fernandez, un "nationalisme du moi" ? En prenant conscience des éléments qui constituent son être et lui créent des devoirs, Maurice Barrès enracine l'individu dans la terre où il est né. Par là se précise et s'élargit la notion de Barbares : "Les Grecs ne voyaient que Barbares hors de la patrie grecque." Désormais Barrès retrouvera en son âme toute sa patrie et dans la patrie une personne.

"ET PUIS CE FUT LA VIE"

"Et puis ce fut la vie, car il fallut agir" s'écrie le Barrès d'Un Homme libre. Déjà, par la bouche de son héros, Philippe (Sous l'œil des Barbares), il s'interrogeait sur l'avenir, sur la destinée, sur l'action: "le problème de la vie, écrivait-il, se présente à moi avec une grande clarté".

Sa carrière politique allait naître, brillante, et parfois tout éclairée d'orages. L'année même où, dans Un Homme libre, Barrès avait célébré "la conscience lorraine englobée dans la conscience française", on l'avait élu député de Nancy, à vingt-sept ans, parmi les adeptes du mouvement boulangiste.

Au retour d'un voyage en Espagne (1892) d'où il rapportait, de Cordoue et de Tolède, tant d'images fascinantes, il méritait vraiment son titre de "prince de la jeunesse" ; mais, en 1893, peut-être L'Ennemi des Lois effraya-t-il un publie plus épris de traditions que d'originalité : le jeune député ne fut pas réélu et il s'en consola dans les délices des souvenirs espagnols (Du Sang, de la Volupté et de la Mort). Cependant, cette année-là, le 15 octobre 1894, on arrêtait Alfred Dreyfus.

L'ÉNERGIE NATIONALE. Une époque s'ouvrait qui devait être dominée par les remous de " l'Affaire". En face de Zola, Barrès prend parti contre Dreyfus dont le second procès se déroulera en 1900, dans une atmosphère de fiévreuse agitation. En janvier 1899 s'était fondée la Ligue de la patrie française où Maurice Barrès militera aux côtés de Déroulède (sans atteindre d'ailleurs aux violences de Drumont dans La Libre Parole). Mais il n'est pas facile d'imposer au publie un nouvel aspect de soi-même. Dans les milieux intellectuels "de gauche" on considérait encore Barrès comme un dilettante impénitent ; ainsi la Revue Blanche publie, sous la plume de Lucien Herr, une remontrance sévère: "La vie est là, pressante, sérieuse, et nous n'avons le loisir ni de jouer, ni de nous complaire à vos jeux."

Ce n'étaient plus des jeux, pourtant, que ces articles publiés dans La Cocarde en 1894 et 1895, par un écrivain désormais engagé dans la voie du nationalisme.

"LA TERRE ET LES MORTS". Avant même de prononcer, en 1899, sa célèbre conférence sur La Terre et les Morts, Maurice Barrès s'est fait l'apôtre du "racinement" (le mot est de lui). Peut-être la naissance de son fils Philippe (1896) et la mort de son père (1898) ont-elles enrichi pour lui de nuances plus sensibles ces notions, en partie héritées de Taine.

"LES DÉRACINÉS". Nouvelle trilogie dans son œuvre Les Déracinés (1897), L'Appel au Soldat (1900), Leurs Figures (1902) affirmeront ses principes jusqu'au durcissement. Œuvre d'un doctrinaire plus que d'un romancier, Les Déracinés poussent à l'extrême les théories barrésiennes sur la fidélité au sol natal. En voici le thème.

Gagnés à une vision trop abstraite de la vie par l'enseignement de leur maître, le philosophe Bouteiller, sept jeunes gens du lycée de Nancy abandonnent la Lorraine pour Paris. Après toutes sortes de déboires et de désillusions, deux d'entre eux, Racadot et Mouchefrin, iront jusqu'au crime. Si l'un évite la guillotine grâce à la complicité d'un ami, Racadot "déraciné" sera "décapité". Tous les défauts de l'œuvre à thèse viennent alourdir ce livre, riche par ailleurs d'idées et d'observations. C'est sans doute l'ouvrage de Barrès qui lui suscita le plus de contradicteurs. Ainsi, André Gide s'écriait en 1897: "Né à Paris, d'un père Uzétien et d'une mère Normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m'enracine ?" Cependant, en 1902, les Scènes et Doctrines du Nationalisme montreront l'auteur toujours ferme sur ses positions.

"JE N'AI PAS L'AME GRECQUE". Tandis qu'il joue ce rôle actif dans la vie politique française et qu'il ne cesse de retourner dans sa Lorraine pour garder le contact avec la terre natale, Barrès, "amateur d'âmes" et de paysages, cherche encore des émotions sous le ciel de l'Espagne, de I'ltalie et de la Grèce. En 1903, il consacre à Venise Amori et Dolori sacrum. En 1906, dans Le Voyage de Sparte il s'en prend aux archéologues qui, pour dégager l'œuvre de Phidias sur l'Acropole, ont abattu une vieille tour franque: "je n'ai pas l'âme grecque ; j'ai une âme composite et par là fort capable de comprendre la signification de l'Acropole que vous avez détruite [ ... ]. Où est-elle, Athéna ? Cette déesse s'est-elle réfugiée dans vos âmes ? Elle fut un instant du divin dans le monde. Eh bien, pour nous, aujourd'hui, le divin gît dans un sentiment très fort et très clair de l'évolution et de l'écoulement des choses".

ACADÉMICIEN ET DÉPUTÉ. Cette même année 1906 devait marquer le confluent de ses deux carrières en ouvrant à Barrès l'Académie Française et, de nouveau, la Chambre des Députés où, représentant de Paris, il allait multiplier à la tribune des interventions toujours plus vibrantes. Défenseur des édifices religieux (mis en danger par la loi de Séparation des Églises et de l'État), il associa continûment à son nationalisme le catholicisme en qui il voyait une partie intégrante de l'héritage national. Colette Baudoche en 1909, puis (après son essai sur le Greco, 1911) l'ample message de La Colline inspirée (1913) témoignent hautement de cette cohésion spirituelle qui, en 1914, s'exprimera avec générosité dans La Grande Pitié des églises de France.

A la veille de la guerre, il ira respirer encore le vieil enchantement oriental et ne reviendra de ce voyage que pour s'incliner devant la mort de Jaurès (31 juillet 1914), car il voyait dans cet "inspiré" un adversaire mais non un ennemi.

"DANS UNE JUSTE GUERRE"

On ne peut séparer les noms de Barrès et de Péguy au moment où éclate cette guerre à laquelle ils préparaient depuis si longtemps l'âme française. L'hécatombe, qui priva le pays de tant d'écrivains, allait inspirer à Barrès l'émouvant martyrologe de 1916 où il fait l'appel de "ces jeunes âmes pleines de divinité", puis un livre de réconciliation nationale : Les Diverses Familles spirituelles de la France (1917). Au long des quatre années de lutte il multiplie ses Chroniques, témoignages d'une sorte d 'enrôlement dans ces armées où il ne pouvait plus servir. Aussi sa place était-elle bien à Metz, en novembre 1918, lorsque les troupes françaises entrèrent dans la ville.

"AUX GRANDES PROFONDEURS"

Au XIIIe volume de ses Cahiers (dont l'ensemble, posthume, comprend quatorze tomes), Barrès avait noté une de ces rêveries nocturnes qui le menaient sur un océan de pensées graves ou funèbres : "Et je songe qu'un de ces jours le bateau va s'ouvrir et lâcher aux grandes profondeurs mon cadavre tournoyant". Mais ses dernières années devaient lui permettre encore de tourner les yeux vers la Germanie et vers l'Orient, pôles constants de ses méditations. En 1921, paraît Le Génie du Rhin ; en 1922, Un Jardin sur l'Oronte. Et Barrès relisait quelques pages du Mystère en pleine lumière (posthume, 1926) le jour même où il fut emporté par la mort, le 4 décembre 1923.

"UNE CERTAINE NOTE JUSTE"

Par la richesse et la diversité de ses dons, par la présence simultanée en lui d'un individualiste et d'un politique, MAURICE BARRÈS devait ressentir des appels contradictoires, peut-être jusqu'au déchirement. Aussi a-t-il cherché toute sa vie l'unité spirituelle. Dans des Mémoires, entrepris en 1907, il se disait "à la poursuite d'une certaine note juste, qu'il s'agit de dégager en soi, de composer et d'exprimer."Mais comme il ne voulait rien renier de son héritage, il a été, en fait, fidèle à lui-même en restant multiple. C'est pourquoi sa musique intérieure, loin de se limiter à la monotonie, évoquerait plutôt les résonances d'un accord, grave et passionné.

Lagarde & Michard XXème siècle pp. 117-120 Ed. Bordas